top of page

OPHÉLIE, L'ENTRÉE EN SCÈNE DU THÉÂTRE EN PEINTURE

Photo du rédacteur: VictoireVictoire

Dernière mise à jour : 13 mars 2022

Millais déclarait vouloir « ramener l'esprit des gens à une bonne réflexion » par la peinture préraphaélite. Ainsi, en 1848, un groupe de jeunes peintres britanniques, dont les chefs de file sont John Everett Millais, William Hunt et Dante Gabriel Rossetti remettent en question les principes enseignés par l’Académie Royale et forment la Confrérie préraphaélite. Revenant au style des maîtres italiens du XVe siècle, ce courant fait des prédécesseurs de Raphaël un modèle. Si leur inspiration provient du passé, les préraphaélites, imprégnés d’un esprit médiéval, se caractérisent néanmoins par une démarche avant-gardiste et contestataire. Ainsi, les membres de ce courant affirment leur volonté de revenir aux styles antérieurs à la renaissance classique, et notamment au gothique, pour sa pureté spirituelle qu’ils considèrent comme perdue à leur époque. Cependant, ils s’inspirent également des styles primitifs flamand et italien de la première renaissance, pour leur représentation réaliste de la nature. Les préraphaélites privilégient alors l’originalité et les thèmes bibliques, médiévaux, mais aussi ceux se rapportant à la littérature. Peignant sur le motif, ils ont alors l’intention de revenir à une peinture plus proche de la nature, non formatée et en quête de perfection tant au niveau de la forme que de l’expression. La peinture préraphaélite se caractérise, au-delà des prouesses techniques, par l’intensité du sentiment et le culte de la couleur franche, mais aussi la surabondance de motifs et de détails. Enfin, l’effacement quasi total de la perspective est aussi une caractéristique majeure de ce courant. Toutefois, malgré un accueil du public favorable lors de leur première exposition en 1849, le groupe se dissout en 1852 avant de se reformer aussitôt. Des peintres tels que William Morris et Edward Burne-Jones rejoignent alors le groupe. Cependant, s’éloignant de l’esprit de la première Confrérie Préraphaélite, les artistes tendent à privilégier l’esthétisme, qui prend l’ascendant sur le réalisme.

John Everett Millais, Ophélie, 1851-1852

Ainsi, l’Ophélie réalisée entre 1851 et 1852 par le peintre britannique Millais n’échappe-t-elle pas à cette transmutation picturale. Cette huile sur toile de 76.2cm x 111.8 cm, conservée actuellement à la Tate Britain, met en couleur le discours de la reine Gertrude de la scène 7 de l’acte IV de la tragédie Hamlet de Shakespeare. Elle représente ainsi Ophélie, se noyant dans un ruisseau, entourée d’une multitude de fleurs à valeur symbolique.

Dans quelle mesure Millais parvient-il par le biais du préraphaélisme, à dépeindre la mort d’Ophélie de façon tragique et sensible ?

Le caractère profondément tragique de ce tableau est révélé non seulement par sa composition, mais aussi par le langage des fleurs, et enfin, par la minutie des détails et des couleurs, tous empreints d’une forte symbolique.

Une atmosphère dramatique

Tout d’abord, la toile Ophélie de Millais par sa composition témoigne de l’aspect pathétique de la mort du personnage éponyme. Que ce soit par sa réalisation minutieuse, comme son inspiration shakespearienne, mais aussi sa structure interne, cette oeuvre n’échappe pas à l’empreinte du courant préraphaélite.

Ainsi, peinte entre 1851 et 1852, cette oeuvre chronophage a été peinte en plusieurs lieux et moments différents. Ce tableau a ainsi été réalisé lors du séjour dans une ferme du Surrey de l’artiste. Chez son ami William Holman Hunt, John Everett Millais a peint cette oeuvre tout d’abord sur les berges de l’Edwell près de Kingston-on-Thames, immortalisant avec une précision quasi-photographique cet endroit.

Il a alors passé l’été et l’automne, à raison de onze heures par jour à peindre ce qui sera considérée comme sa plus grande oeuvre, tant par sa technique virtuose que son approche renouvelée de la pièce. Ces deux saisons lui ont été nécessaires pour représenter le ruisseau et les fleurs, car ces dernières ne fleurissaient pas toutes en même temps. Cette décision témoigne bien du caractère préraphaélite du tableau, la peinture sur le motif étant fortement privilégiée par ces derniers. D’autre part, cette oeuvre a également été peinte dans le studio de l’artiste, vers mi-octobre, afin de peindre Ophélie, incarnée par l’actrice Miss Siddal, posant dans une baignoire, montrant encore l’attachement du peintre à ce courant.

L’inspiration de cette toile est également propre à ce mouvement : faisant preuve d’originalité, Millais a choisi de représenter Ophélie juste avant qu'elle ne se noie, un choix audacieux car la plupart des artistes précédents représentaient Ophélie avant-même qu’elle n'entre dans l'eau. D’autre part, le fait que l’artiste se soit inspiré d’une pièce emblématique de la littérature anglo-saxonne le rapproche encore du préraphaélisme. Enfin, vêtue d'une robe ancienne, Ophélie rappelle également l’attachement de la Confrérie préraphaélite aux thèmes médiévaux.

Par ailleurs, la structure-même du tableau, typiquement préraphaélite, accentue le caractère tragique de la mort d’Ophélie. Ainsi, peinte au premier plan, elle confère au tableau une valeur non seulement descriptive, mais aussi narrative et moraliste. De même, ses mains placées dans une posture de soumission, montrent que l’héroïne accepte son destin. Son buste commence à couler, revêtu du tissu qui flotte, mais qui contribue également à son engloutissement. Enfin, son visage à la fois serein et implorant, les yeux se fermant, mais la bouche à demi-ouverte, témoignent du caractère pathétique et tragique de la noyade.


Une couleur tragique, accentuée par une symbolique cachée

D’autre part, le langage des fleurs est une autre clé de lecture quand à la signification de ce tableau, et permettent d’appuyer le tragique qui s’y développe. Evoquant tour à tour l’innocence et l’amour, la mort et le désespoir, et se rattachant au texte de Shakespeare, les fleurs, et plus largement, la végétation sont omniprésentes.

Ainsi, de nombreux symboles de la pureté d’Ophélie sont disséminés dans ce tableau.

C’est le cas des marguerites, flottant près de sa main droite, qui représentent l’innocence. Les roses roses qui flottent près de sa joue et au bas de sa robe représentent pour leur part la jeunesse, mais aussi l’amour et la beauté, de même que les pensées qui flottent sur la robe dans le centre. La guirlande de violettes enlaçant le cou d’Ophélie est un symbole de fidélité, mais peut aussi symboliser la chasteté. La mort d’Ophélie apparait alors plus tragique et cruelle encore, étant donné qu’elle n’est qu’une pauvre enfant innocente.

La mort et la douleur sont également profondément ancrées dans le tableau. Ainsi, le saule pleureur penché sur Ophélie est un symbole de l'amour abandonné, de même que les jonquilles symbolisent le faux espoir. Les renoncules au premier plan, s’apparentant aux boutons d’or, représentent l'ingratitude ou la puérilité. Les orties qui poussent autour des branches du saule symbolisent pour leur part la douleur. La mort est alors représentée par le coquelicot rouge vif avec ses graines noires, mais aussi par les fleurs des prés à la gauche de la salicaire pourpre, qui témoignent de sa futilité. La tristesse et la résignation du personnage éponyme se traduit par la fleur de pavot, le fritillaire flottant entre la robe et le bord de l'eau ainsi que le myosotis bleu pâle sur la berge de la rivière, aussi appelé « Ne-m’oubliez-pas ».

Enfin, ces fleurs sont également des allusions à l’oeuvre Hamlet. Les marguerites renverraient donc à l’expression «Il y a une marguerite» dans l'acte IV, scène 5, la salicaire pourpre fait allusion aux « doigts d’hommes morts » dans la tirade de la reine. Les roses des champs blanches qui poussent sur la rive du fleuve peuvent faire référence à l'acte IV, scène 5 lorsque Laërte appelle sa sœur, « rose du mois de mai ». Enfin, les violettes pourraient également renvoyer à l'acte IV, scène 5 : « Je vous aurais bien donné des violettes, mais elles se sont toutes fanées, quand mon père est mort… »

Ainsi, c’est bien par le langage des fleurs que le tableau revêt tout son sens, et apparait plus tragique encore. Néanmoins, par le reflet des émotions d’Ophélie dans la nature environnante, le tableau s’apparente aussi au romantisme.


Une multitude de détails renforçant la tragédie

Enfin, le caractère dramatique de la mort d’Ophélie est mis en scène par la multiplicité des détails et des couleurs. Le tableau devient alors le théâtre d’une tragédie, rappelant la nature première de la scène décrite.

D’autres ornements renforcent le caractère bouleversant et cruel de la mort d’Ophélie. Ainsi, le rouge-gorge dans les branches du saule, présente une poitrine rouge, couleur traditionnelle du martyre en gardant une connotation de sang répandu et donc la mort. Il est également possible d’apercevoir un crâne caché dans l’entrelacs du feuillage. Il représenterait alors la mort et la vanité, de même que le roseau fané. D’autre part, le fait qu’Ophélie apparaisse dans une posture d’abandon complète, les fleurs lui échappant des mains, montre encore l’emprise cruelle de la mort. Le courant de la rivière enfin, qui semble entraîner Ophélie, symbolise le « tempus fugit », notion prisée des poètes de la Pléiade.

Les couleurs alternant entre vives et ternes également accroissent le tragique de la scène. Le vert omniprésent dans le tableau, symbole d’espoir, est éclairé par les fleurs blanches en arrière-plan, mais est remis en question par le rai de lumière qui vient directement éclairer Ophélie. L’eau, non plus bleue, pourtant symbole de l'immortalité, mais bien noire, incarne alors le désespoir, la solitude et la mort. Enfin, la couleur marron, également présente, symbolise la nostalgie et le regret et renforce l’aspect pathétique du tableau.

Ainsi, par sa minutie et son sens des détails propres aux préraphaélites, Millais confirme la tournure poignante et saisissante de son oeuvre.


Conclusion

L'exécution d'Ophélie constitue le point d’orgue du mouvement préraphaélite. Chaque détail est alors le produit d'une observation directe et rigoureuse de la nature. La lente immersion d’Ophélie dans l'eau trouble, sa mélancolie, sa détresse sont ainsi accentuées par la virtuosité de l’artiste qui révèle tout le caractère tragique de cette dramatique noyade. Ce tableau, bien qu’inspiré d’une pièce, a également donné naissance au poème Ophélie d’Arthur Rimbaud.

Victoire Guedj

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page