top of page

Le trompe-l’oeil de 1520 à nos jours

Photo du rédacteur: VictoireVictoire

Exposition du Musée Marmottan-Monet, 17 octobre 2024 - 2 mars 2025


« La vie a besoin d'illusions, c'est-à-dire de non-vérités tenues pour des vérités. » écrit Friedrich Nietzsche en 1969 dans Le Livre du philosophe. C’est précisément cette confusion entre fiction et réalité qui semble être à l’origine du motif du trompe-l’oeil : en attirant le spectateur par sa ressemblance avec la réalité, cette forme d’art joue avec lui en le séduisant pour mieux le tromper.

L’exposition du musée Marmottan-Monet « Le trompe-l’oeil de 1520 à nos jours », qui bénéficie de nombreux prêts provenant des quatre coins du monde, se construit d’abord autour de la collection d’oeuvres illusionnistes de Jules et Paul Marmottan. Cette mise en valeur des fonds propres du musée s’explique dans le cadre de la célébration du 90e anniversaire de l’ouverture du musée le 21 juin 1934. Ainsi, au cours de cette belle exposition, le spectateur est invité à suivre un parcours chronologique où le genre du trompe l’oeil apparait décliné en fonction des médiums imités (objets, architecture, gravures…). Il s’agit de montrer les singularités et ruptures de ce genre pour en souligner toute la beauté et le mystère.



Le trompe-l’oeil, un art de plaire

Genre mineur par rapport aux tableaux historiques ou aux portraits, le trompe-l’oeil se démarque avant tout par son hyper réalisme : il s’agit pour les artistes de montrer leur perfection académique et technique par une reproduction si fidèle du réel que le  spectateur finit par confondre l’oeuvre artificielle et la réalité naturelle.

C’est précisément ce que rappelle le tableau Deux grappes de raisin peint par Nicolas de Largillière en 1677 : cette peinture fait directement écho au mythe de Zeuxis tel qu’il est relaté dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien : le héros éponyme peignait si habilement les raisins que des oiseaux auraient tenté de picorer la toile. Le trompe-l’oeil, par sa représentation virtuose du réel, a vocation à tromper la nature elle-même qui se prend à ses propres rets.


Dans de telles oeuvres, l’artiste cherche donc à souligner sa prouesse technique en trompant le spectateur sur la véritable nature de la chose seulement représentée, mais jamais présente. Le motif récurrent du porte-lettres illustre bien cet engouement des artistes illusionnistes pour un tableau sans véritable sujet, mais qui a pour seul objectif l’expression de la virtuosité de l’artiste : le Trompe-l’oeil peint par Cornelius Norbertus Gijsbrechts en 1665 met ainsi en scène une multitude de lettres froissées, croquis, gravures cornées maintenues par des rubans rouges clouées à un panneau de bois. Les jeux d’ombres portées et projetées, le travail de la lumière, et la minutie des détails entretiennent et garantissent l’erreur du spectateur quant à la véritable nature de l’oeuvre.


Il en est de même pour les trophées de chasse aussi appelés « massacres » ou « têtes bizarres » dont la virtuosité de l’exécution se met au service de la représentation exacte d’une nature domptée  et dominée par l’homme. C’est le cas de La Grive morte de Jean- Antoine Houdon, bas relief en marbre si impressionnant par la finesse de son exécution que le critique Friedrich Melchior Grimm déclara lors du Salon de 1775 : « ce morceau est d’un effet prodigieux : plus on le voit de près, plus il fait illusion ».


Plus que dans tout autre genre, le spectateur est donc le véritable pivot autour duquel se construit et s’organise l’oeuvre : il apparait comme le centre de gravité du trompe-l’oeil, car c’est lui qui lui confère toute son efficacité. Ainsi, si l’artiste doit se tenir au plus près du réel pour induire en erreur le spectateur, il doit également le laisser trouver la clé de l’oeuvre trompeuse afin qu’un lien de complicité se tisse avec le spectateur : c’est justement de la découverte de la supercherie que jaillit tout le plaisir de la reconnaissance de la virtuosité de l’artiste. La distance a garanti l’illusion, l’approche du tableau révélera le stratagème.


C’est précisément là le rôle des quodlibet (ou « ce qu’il vous plaît »), qui sont autant de clins d’œil aux pièges que nous tendent nos propres perceptions : de la représentation d’un désordre savamment organisé nait le plaisir de la reconnaissance de tel ou tel objet, qui se révèle n’être qu’un simple aplat de couleur.


Toutefois, au-delà de ce simple lien de connivence, ces trompe-l’oeil ont également une signification qui leur est propre : s’ils trompent le spectateur, l’induisent en erreur sur la nature de ce qu’ils voient, c’est afin de mieux le dérouter, le détourner de la matérialité de la réalité, et le déplacer dans sa propre représentation du monde.



Le trompe-l’oeil, un détour par l’artifice pour mieux comprendre la réalité

Appartenant au genre de l’illusion, le trompe-l’oeil questionne notre vision du réel, notre appartenance à la réalité, et invite le spectateur à plonger et se perdre dans un entre-deux, à chemin entre le vrai et le fictif, l’imaginaire et le réel. Par ces savants entrelacs, l’oeuvre sort de son cadre pour envahir la réalité : elle n’est plus confinée dans le périmètre du tableau mais contamine notre propre monde pour établir un jeu avec le hors champ et le spectateur.


Cette mise en scène intérieure et extérieure à l’oeuvre est visible dans le Trompe-l’oeil aux instruments du peintre et aux gravures de Cristoforo Munari (avant 1715) car ce trompe-l’oeil de chevalet présente un format découpé dit chantourné. Ainsi, les gravures dans la partie supérieure, mais aussi le bâton du peintre et la palette dans la partie inférieure dépassent du rectangle initial du châssis.


Ce dialogue de l’oeuvre avec ce qui l’entoure se retrouve également dans la scénographie de l’exposition : le spectateur peut s’amuser à retrouver entre les lignes des textes de  faux insectes, et sur les murs des reproductions d’alcôves.


On retrouve pareil dialogue dans le Trompe-l’oeil (2e moitié du XVIIe) de Jean Francois de la Motte, qui présente une virtuose mise en abime par la mise en scène d’une marine dans la partie supérieure du tableau, d’une gravure, mais aussi d’un buste sculpté dans le coin inférieur gauche. Cette juxtaposition de différents médiums artistiques montre non seulement la virtuosité technique de l’artiste mais invite aussi le spectateur à interroger son propre rapport à la réalité : si même au sein du trompe-l’œil, tout n’est que simulacre de la réalité, doit-on conclure que le monde qui nous entoure n’est également qu’illusion ?


C’est ce que semble affirmer quelques décennies plus tard Pistoletto dans sa série des Tableaux-miroirs (1960) : dans Sacrée conversation, l’artiste invite le spectateur à converser avec les personnages représentés sur le miroir en lui renvoyant sa propre image au centre du groupe. Le monde réel semble ainsi happé dans cette oeuvre illusoire, et frappé d’irréalité.




Le trompe-l’oeil, porteur d’un message savamment caché

Si ces oeuvres enseignent que la réalité peut les tromper et être élusive, c’est afin de détourner leurs spectateurs du monde matériel et de ses richesses précaires dans un memento mori renouvelé. Il s’agit alors de montrer la vanité de la vie et sa fragilité, puisque le réel peut à tout moment se révéler n’être qu’une brève illusion, un mirage passager.


Ainsi, Franciscus Gijsbrechts dans sa Vanité (2e moitié du XVIIe siècle) présente au spectateur un quodlibet particulier puisque chaque objet représenté est revêtu d’une connotation moralisatrice : si le crâne et la paille soulignent la précarité de l’homme mortel, l’amas de bijoux, étoffes et objets précieux renvoient à la vanité des richesses terrestres, tandis que le cor et les livres soulignent paradoxalement la vanité des arts libéraux auxquels se consacrent les hommes.



Une illusion savamment maintenue et renouvelée….

Les artistes rivalisent alors d’ingéniosité et d’originalité pour inventer de nouveaux supports, de nouvelles façons de tromper le spectateur par l’art. Ce renouvellement du genre du trompe-l’oeil le rend donc encore plus difficile à percer à jour par la multiplicité des formes qu’il revêt.

On peut notamment citer le Trompe-l’œil aux cartes et pièces de monnaies (1808-1815) de Louis Léopold Boilly qui déploie l’illusion picturale sur le support horizontal d’un plateau de meuble. Les jeux de lumière, la reproduction de morceaux de verre brisé ou de gouttes de colle tombées par inadvertance renforcent ainsi l’efficacité du piège tendu au spectateur.



De même dans le Trompe-l’oeil à la gravure de Bouchardon au verre brisé (après 1738) de Gaspard Gresly, la simulation dans cette huile sur toile d’une gravure encadrée dont le verre est brisé repousse les limites de l’illusion en conférant une épaisseur toute particulière à cette oeuvre.

  


La présence des arts décoratifs dans cette exposition consacrée au trompe-l’œil est particulièrement appréciable et témoigne de la multiplicité des médiums utilisés par les artistes : ce goût pour l’illusion se retrouve notamment dans les faïences entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, alors qu’apparaissent des terrines de forme animalière, des assiettes garnies de fruits ou des soupières en forme de choux. On peut noter la terrine en forme de laitue issue de la manufacture Hannong à Strasbourg et le plat ovale à décor de figurines rustiques de l’atelier parisien post-palisséen.



…mais aussi détournée

Mêlant aux codes traditionnels de l’illusion sa dérision, les artistes ont tôt fait de transformer le spectateur de dupe passif en fin complice de leurs jeux esthétiques. La seconde École de Philadelphie s’illustre particulièrement dans la distorsion du  genre du trompe-l’œil : ses artistes réinterprètent de manière moderne cette tradition en utilisant des objets quotidiens et contemporains issus de la culture américaine pour mêler aspect décoratif et réalisme accru.


John Haberle dans son tableau Petite monnaie (1887) reprend ainsi tous les codes du trompe-l’oeil pour mieux les subvertir par le sujet de sa composition : à la place de la gravure subsiste sur le coin supérieur droit un graffiti, et les billets de banque ont remplacé les traditionnelles missives des portes-lettres.


Les artistes du groupe « Trompe-l’œil / Réalité » en France interrogent également ce genre et en font un support de contestation face à l’art contemporain. C’est le cas du peintre Jacques Poirier dans Le Reliquaire (1980) où il subvertit les codes de la peinture religieuse : Picasso fait office de saint tandis que les mégots de cigarette ont remplacé les reliques traditionnelles.



A travers un changement de paradigme, le trompe-l’oeil perd enfin son caractère esthétique au profit de sa seule utilité en tant qu’arme de guerre pour tromper l’ennemi. Le lien étroit de Paul Marmottan avec l’ancien Musée de l’Armée nourrit ainsi la réflexion sur un nouveau pan de l’art de l’illusion : celui de la dissimulation. Sont ainsi exposées une maquette de canon peinte par Eugène Corbin et une Ghillie suit chameleon utilisés pour se fondre dans l’environnement.



Ainsi, par ce tour d’horizon des différentes formes de trompe l’oeil à travers les âges et les médiums, cette exposition du musée Marmottan-Monet nous fait voyager dans le temps entre réalité et fiction. Elle nous fait prendre conscience que c’est de la confusion des sens et de l’esprit du spectateur que semble jaillir une plus grande vérité : c’est en défiant nos propres représentations du monde que ces oeuvres en apparence trompeuses éclairent d’une lumière nouvelle le réel. Comme le rappelle Paul Claudel dans son Journal, « la fleur de l'illusion produit le fruit de la réalité ».


Victoire Gheleyns

Posts récents

Voir tout

Comments


bottom of page