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John Warwick Smith, Tintern Abbey

  • Photo du rédacteur: Victoire
    Victoire
  • 4 sept.
  • 6 min de lecture
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Peter Lord affirme dans son ouvrage Gwenllian, Essays on visual culture : « le Pays de Galles était perçu par les intellectuels anglais comme un lieu étrange et ancien dont les coutumes, les vêtements et la langue appartenaient à une autre époque, et ces qualités étaient considérées comme attrayantes ». 

En effet, ce territoire était devenu une destination particulièrement à la mode pour les aristocratiques et les artistes au cours de la deuxième partie du XVIIIe siècle avec ses châteaux, montagnes et lacs, notamment en raison de la révolution française et des guerres napoléoniennes. Restreints dans leurs voyages en Europe, aristocrates et artistes se sont donc tournés vers l’exploration de leur propre territoire : le « Home Tour » supplante ainsi pour quelques années le Grand Tour, ce qui est particulièrement notable dans la production artistique de l’époque. 

C’est ainsi à cette époque de redécouverte de la Grande-Bretagne que l’aquarelle connaît un développement notable : grâce à sa portabilité et son efficacité, elle permet de capturer des paysages sur le vif et joue un rôle majeur dans le travail du graveur qui confectionnait l’éventuel ouvrage illustré rendant compte de la topographie des paysages et des monuments visités. L’essor de ce médium s’accompagne alors se son développement esthétique, théorique et technique qui le transforment durablement. 

Ainsi, la peinture étudiée s’ancre profondément dans cette période : 1789 sonne le glas de la monarchie en France et le débout des troubles révolutionnaires dans le reste de l’Europe, laissant tout le temps aux aristocrates et aux peintres de se concentrer sur leurs propres paysages. Tintern Abbey représente donc une vue de l’abbaye de Tintern, située dans la vallée de la Wye au Pays de Galles, un site touristique emblématique du pittoresque britannique, mêlant les vestiges de l’histoire à la beauté d’un paysage au clair de lune. 


D'un outil scientifique à une vocation artistique : l'émancipation de l'aquarelle

L'aquarelle représente l’architecture monumentale de l’abbaye de Tintern sur les berges de la rivière Wye. Le paysage est nocturne : le soleil s’est couché pour laisser place à la lumière évanescente de la lune qui rend les formes indistinctes. La rivière est parfaitement calme, sa surface miroitante et sombre reflète les formes obscures et indéfinies des collines environnantes. Dès lors, l'artiste cherche ici à capturer les conditions atmosphériques ainsi que la topographie du lieu : c’est à la surface même de la rivière que se joue le passage du jour à la nuit. Si le ciel paraît encore clair, la face sombre de la rivière où vient se refléter la lune, de même que la représentation de silhouettes en contre-jour sont autant d’indices du caractère tardif du moment représenté.

L’exécution semble spontanée, l’aquarelle encourageant la pratique de la peinture en plein air. Smith appartient en effet à une génération d’artistes ayant contribué à élever l’aquarelle au rang d’art majeur, en exploitant son potentiel expressif et descriptif.


Remarquez l'exactitude topographique du lieu représenté. En effet, John Warwick Smith faisait partie de ces artistes formés à l’art de la cartographie et du relevé topographique. L’œuvre peut donc être lue comme une forme de témoignage visuel des paysages de la fin du XVIIIe siècle, et s’inscrit dans le cadre des prémices de la Révolution Industrielle, alors que les ponts qui traversent la rivière sont détruits les uns après les autres pour permettre la libre circulation des bateaux. 

En effet, il faut noter l'importance de ce site dans les mentalités de l'époque : Tintern Abbey était un lieu prisé des artistes et écrivains du XVIIIe siècle, notamment dans le cadre du « home tour ». Remarquez la multitude de petits personnages sur le tableau : à ce foisonnement humain répondent les maisons de l’autre coté de la rivière, autant de traces de l’appropriation et du domptage de la nature par l’homme.  


Les tonalités verdoyantes et terreuses évoquent la fraîcheur du paysage gallois, tandis que les nuances grises traduisent la majesté austère de l’abbaye. La palette restreinte et les couleurs quasi monochromes se superposent par transparence les unes sur les autres pour former un paysage harmonieux, lieu enchanté qui semble comme hors du temps. Le caractère translucide de l’aquarelle permet ainsi de rendre avec force les éléments mystérieux de ce paysage qui se déroule devant nos yeux.



Une peinture qui reprend les codes du paysage topographique pour mieux les dépasser  

Si l’œuvre reste sereine, loin du déchainement sublime des éléments, elle contient des éléments annonciateurs du romantisme, notamment dans son atmosphère contemplative et mélancolique. En effet, la dialectique entre la fuite du temps (symbolisée par les ruines éphémères de l’abbaye qui renvoient à la vanité  et fragilité des actions humaines) et la sérénité (qui se dégage de cette aquarelle, semblant figer le paysage dans un éternel sommeil) est propre au romantisme.


Les ruines de l’abbaye symbolisent ici la mort d’un ancien monde dont on conserve les ruines. Elles représente le passage d’une religion qui repose sur l’homme comme médiateur entre dieu et celui qui le prie, à une religion anglicane protestante qui considère que dieu est la nature même et non dans les constructions de la main de l’homme. Cet renouvellement de l’intérêt pour la nature s’accompagne donc d’un retour à Dieu dans sa forme la plus pure : le paysage devient spirituel. En effet, dans l’esthétique pré-romantique, la nature devient le lieu d’une communion directe avec le divin, remplaçant les structures religieuses formelles. Cette spiritualité diffuse est perceptible dans l’intégration harmonieuse de l’abbaye et de la vallée environnante.

Cependant, cette oeuvre illustre aussi l’idée romantique naissante de la "vanité des choses humaines" face à l’éternité de la nature : si l’abbaye est mise en valeur par l’éclat de lune, elle est perdue dans l’immensité des arbres touffus qui lui servent d'écrin.

Le spectateur est tiraillé entre admiration devant la grandeur passée et méditation sur sa déchéance.


Ce tableau rappelle les principes du « landscape poem » qui loue un paysage ou un lieu : ainsi, ce même site a été évoqué, cette fois en poésie, par Wordsworth dans son poème Tintern Abbey. On peut alors observer de nombreux points de contact entre ces 2 oeuvres, faisant donc pencher cette aquarelle du coté de l’esthétique pré romantique.

L'oeuvre témoigne donc des liens de plus en plus important entre peinture et littérature : les Lyrical Ballads de Wordsworth ou les poèmes des « Graveyard Poets » renforcent l’intérêt pour les paysages, mêlant beauté naturelle et résonance historique.



Une oeuvre qui s’inscrit donc pleinement dans les recherches esthétiques de l'époque  


Ce tableau annonce d’abord l’émergence de la peinture romantique, où les ruines deviennent un prétexte à une réflexion plus introspective, s’inscrivant directement dans une tradition artistique explorant le sublime et la mélancolie.

Un véritable changement de paradigme s’opère ainsi dans la peinture de ruine. En effet, on lui a d’abord accordé une simple portée décorative, prétexte a exposition de scènes champêtres : pensons par exemple aux fantaisies architecturales d’un Pannini ou Piranèse que ramenaient les Européens de leur voyage en Italie. Purement pittoresques et plaisantes, ces ruines témoignaient alors de l’engouement pour les paysages nationaux dans un contexte de redécouverte des patrimoines locaux pour affirmer une identité culturelle distincte.

Cependant, la ruine devient rapidement un véritable support de pensée avec l’avènement d’une sensibilité pré romantique. « La ruine fait moins rêver sur ce qui fut que sur ce qui sera (…) La rêverie sur les ruines était une mémoire, la voici devenue une anticipation. » (Roland Mortier, La poétique des ruines en France, 1974) : dès lors, la ruine met en évidence le caractère éphémère du travail humain et le triomphe final de la nature sur les prétentions des artistes à esthétiser le monde. Pour n'en citer qu'un, les ruines de Dolbadarn Castle (Turner, 1800) présentent cette nouvelle facette plus obscure d'un paysage dramatique en proie à la sensibilité romantique naissante.


C’est donc à travers l’aquarelle que la sensibilité romantique prend son essor : l’utilisation de l’aquarelle par John Warwick Smith a directement influencé ses contemporains, notamment Thomas Girtin et Turner. Ceux-ci enrichissent cependant cette technique et finissent pas supplanter John Warwick Smith en intégrant des effets plus dramatiques ou lyriques. Ils recherchent en effet la grandeur tragique du sublime en peignant des paysages qui reflètent les émotions mélancoliques et animées de son auteur : le landscape  devient mindscape.



Ainsi, par son utilisation magistrale de l’aquarelle, John Warwick Smith transcende la simple représentation pour offrir une méditation sur la beauté, le temps et la nature. En capturant l’essence d’un lieu tout en évoquant des thèmes universels, il s’impose comme un précurseur des évolutions artistiques majeures qui suivront.

Dès lors, si la facilité d’utilisation de l’aquarelle et l’apparent conformisme de son enseignement l’ont reléguée à un art mineur, ce médium contribua à l’évolution durable de la peinture de paysage anglais du pittoresque vers le sublime.


Victoire Gheleyns



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